Les stratégies conjugales des jeunes Maliennes : de nouvelles formes d’autonomie ?


volonté de repérer et d’analyser ces espaces d’autonomie qui peuvent se concevoir comme dégagés des normes classiques.

8Les jeunes filles maliennes, par leur double position de subordination liée à leur âge et à leur sexe, paraissent situées au plus bas sur l’échelle des rapports sociaux. C’est donc cette position qui a, avant tout, motivé les enquêtes conduites sur les stratégies conjugales des jeunes filles en période pré-maritale.

9Tout d’abord, l’accroissement des difficultés économiques a entraîné, au Mali comme ailleurs en Afrique, un recul de l’âge médian d’entrée en première union et donc un allongement de la période pré-maritale, c’est-à-dire une période de célibat prolongé. Dans les systèmes matrimoniaux traditionnels, les aînés contrôlaient à la fois le choix du conjoint et l’âge d’entrée en union. Comme le notent M. Lesclingand et V. Hertrich, « la subordination des femmes ressort du peu de place qui leur est laissé en dehors de la dépendance masculine : quand le mariage se réalise à de jeunes âges, la femme passe rapidement de la tutelle paternelle à celle de son époux, sans bénéficier d’un temps préconjugal qui lui permettrait de gagner un espace d’expression en tant qu’adulte et de développer des projets personnels, y compris en matière conjugale » (2007 : 46). Or la tutelle paternelle à laquelle ces auteures font référence s’est considérablement affaiblie ces dernières décennies, qui ont vu les chefs de famille, tout au moins en milieu urbain, tenir de plus en plus difficilement leur rôle (Bertrand, 2013). On peut alors supposer que l’allongement de la transition entre les deux tutelles masculines, dont au moins une est amoindrie, peut ouvrir aux jeunes filles un nouvel horizon de possibles.

elles-mêmes et dans leurs commentaires individuels qu’apparaîtront les différences entre les espaces d’autonomie des jeunes filles du village et ceux des jeunes filles de la capitale.

Les jeunes filles de Siby : l’autonomie par le travail

17Siby est un village dont l’activité et l’économie reposent essentiellement sur l’agriculture et la récolte des mangues. L’activité touristique, sur laquelle la commune misait beaucoup ces dernières années, n’est pas encore génératrice de revenus conséquents. Deux grins de jeunes filles y ont fait l’objet d’observations régulières. Le premier (G1) était constitué de collégiennes, dont l’âge variait de 14 à 17 ans et qui se retrouvaient régulièrement, mais pas toujours quotidiennement, soit aux abords du collège, soit chez l’une d’entre elles. Le second groupe (G3) est formé par des jeunes filles de 22 à 26 ans, réunies quasi quotidiennement devant une petite boutique tenue par l’une d’entre elles, et qui sont en quête de leur futur mari.

18Le cap de 25 ans semble en effet constituer chez l’ensemble des jeunes villageoises un terme inconditionnel au célibat. Selon elles, le quart de siècle constitue l’ultime limite si l’on ne veut pas se retrouver soit dans un mariage arrangé avec un vieux, soit dans une famille ayant peu de moyens n’offrant à la dernière des coépouses qu’une promiscuité de vie contraignante. En outre, ne pas se marier avant cet âge fatidique, c’est s’exposer à être traitée de « vieille ». Dès lors, et en particulier en cas de grossesse involontaire, les parents prendraient en main des transactions conjugales alors que, avant cet âge, les jeunes femmes risquent rarement d’être épousées sans leur consentement. La recherche d’un futur mari prend pour ces raisons le caractère d’une obsession et alimente tant les conversations que les actions quotidiennes.

Des relations pré-maritales gratifiantes

19A Siby, comme ailleurs au Mali, l’allongement de la période prémaritale donne l’opportunité aux filles d’expérimenter diverses relations conjugales avant leur mariage. Elles ont donc pour la plupart une relation ostentatoire avec leur « attitré », conjuguée à des relations parallèles plus discrètes, voire entretenues à distance. D. se considère ainsi en couple avec M., chauffeur, qui a une première épouse et que ses moyens et sa situation familiale actuels empêchent de prendre une seconde épouse. Depuis quatre ans, elle entretient parallèlement des relations hebdomadaires par téléphone avec un de ses anciens compagnons qui a migré vers l’Espagne et dit toujours souhaiter l’épouser. Elle garde ainsi en réserve son « Espagnol », au cas où son histoire avec M. échouerait. Elle signale également quelques rapports plus épisodiques avec d’autres hommes du village ou des environs ces dernières années. Mais ces relations n’ont pas prospéré pour des raisons diverses : fausses promesses de mariage, relations parallèles trop fréquentes ou encore entourage familial défavorable. Elle se dit très attachée à M., qui en retour semble la combler tant au niveau affectif que matériel.

20Les cadeaux de leur fiancé font systématiquement partie des arguments évoqués lorsque les jeunes filles décrivent les agréments de leur conjugalité. Ceux-ci s’expriment dans un lexique qui, sans être forcément romantique, s’inscrit clairement dans le genre amoureux, par des expressions comme « avoir quelqu’un dans la peau » ou « être droguée ». Elles mentionnent également une certaine forme de complicité dans la relation amoureuse : « On est bien ensemble », « on se comprend bien », ou tout simplement « on s’aime ». Cette déclinaison du vocabulaire amoureux donne à penser que les jeunes filles sont satisfaites dans le vécu de relations qu’elles ont elles-mêmes choisies et qu’elles voudraient voir se prolonger en une union officielle. Bénéficiaires de dons matériels quand les moyens de leurs compagnons le permettent, elles se disent également bien traitées par ces derniers. Plus exactement, elles répètent fréquemment qu’elles ne font pas l’objet de violences physiques, en insistant sur le fait. Elles évoquent également souvent l’idée qu’elles se sentent respectées dans ces relations. Le tableau n’est bien entendu pas toujours aussi rose et leurs histoires respectives sont émaillées de déceptions (par exemple : fausse promesse de mariage249) et de conflits, résultant notamment des relations parallèles de leurs compagnons, qu’elles soient officielles (certains d’entre eux sont mariés) ou extraconjugales. Cela étant, même si leurs rapports conjugaux ne peuvent atteindre la profondeur qu’elles voudraient y trouver (notamment en raison de marges d’intimité limitées à la fois dans l’espace et dans le temps), les filles semblent bien profiter de ce statut de maîtresse au cours de cette période de célibat prolongé.

Néanmoins, les jeunes filles de Siby ne semblent pas mesurer la réalité de cet ensemble de stratégies qu’elles mettront à leur tour en œuvre un jour. Quand elles parlent du vécu conjugal de leurs mères, elles semblent se souvenir beaucoup moins des stratégies de contournement ou de négociation de la norme que ces dernières ont su suivre, que de leurs souffrances, qui les ont directement affectées. Non qu’elles en aient directement discuté avec elles, puisque l’évitement des questions personnelles est de rigueur dans les relations parents-enfants, mais leur regard n’a souvent pas échappé aux violences physiques, aux pleurs ou aux disputes entre coépouses. Par ailleurs, beaucoup de jeunes filles (G1) citent leurs grandes sœurs comme unique source d’informations sur les relations conjugales. Le modèle familial de rapports hommes/femmes est ainsi souvent le seul auquel elles font référence. Dans les conversations, les rapports de genre occidentaux suscitent plus d’étonnements, voire de moqueries, que d’envie. Il faut dire que les confrontations au modèle de couple occidental sont plutôt rares et relèvent en général d’observations ponctuelles, sur des touristes de passage, ce qui leur donne un caractère anecdotique.

32L’électrification très partielle et surtout récente du village a parallèlement freiné jusqu’à présent la diffusion médiatique d’autres modèles de féminité. Ceux qui sont offerts aux jeunes villageoises proviennent donc essentiellement des chansons maliennes, surtout celles des griottes, qui, tout en déplorant les difficultés que leurs conditions de vie imposent aux femmes, et tout en traduisant sur certains points un désir d’émancipation, glorifient les qualités des femmes en tant que mères et épouses (Schulz, 2002 : 802). Ce soutien à la tradition se conjugue avec la prégnance, tout au moins dans les discours, du modèle hiérarchique traditionnel. Même si celui-ci souffre dans les faits de larges dysfonctionnements, il y est sans doute moins bouleversé que dans les milieux urbains. Dans ce contexte où peu de modèles alternatifs s’offrent à elles, les jeunes filles vivent la période pré-maritale comme un temps de liberté et de plaisir qui sera bientôt révolu et se préparent à une position de subordination dont la première, voire la seule échappatoire, serait une activité rémunéré

Une pression à laquelle il est impossible d’échapp

33En même temps, les difficultés d’accès au mariage sont grandissantes. En effet, la prise en charge familiale de l’ensemble des frais relatifs aux prestations matrimoniales, si elle était de règle du temps des mariages arrangés, est loin d’être systématique aujourd’hui. Tout d’abord, dans cette région du Mali où la polygamie est fréquente, seul le premier mariage est financé par les parents. De plus, ces derniers ne s’investissent que sous certaines conditions : qu’ils aient donné leur accord au mariage (sans quoi l’ensemble des frais seront couverts par le jeune homme) et que leur fils travaille pour eux, c’est-à-dire cultive et entretienne le champ familial et participe activement au bon fonctionnement de la concession. Or beaucoup de jeunes, ayant du mal à se projeter dans un avenir de modeste agriculteur, tentent de s’investir dans des activités lucratives diverses, se détachant ainsi leurs obligations tout en vivant toujours dans l’enceinte familiale. Alors, quelle que soit leur réussite dans les activités entreprises, il leur incombera de réunir les fonds nécessaires à la célébration de leur union, ce qui peut prendre plusieurs années

34Cette configuration restreint considérablement les choix matrimoniaux des jeunes filles, puisque les prétendants qui disposent du soutien familial pour couvrir les prestations matrimoniales sont précisément ceux qui leur offrent l’avenir le moins prometteur (faibles revenus, corvées et promiscuité dans la famille étendue). L’impossibilité pour les autres jeunes hommes d’y faire face promptement, conjuguée à la menace pesant sur les filles d’une union arrangée par leur famille si aucun mariage ne s’annonce, font peser sur la liberté des jeunes filles le poids d’une quête incessante, éperdue, du mariage le moins mauvais possibl

35Une enquête comparant des milieux urbains et ruraux au Mali montre que, dans les villages, cette quête est souvent à l’origine des premiers rapports sexuels. Ainsi, parmi les filles interrogées qui affirment qu’elles auraient aimé retarder leur première relation, 49 % des citadines donnent l’amour comme raison de leur premier rapport, mais 6 % seulement pour les villageoises. Plus de la moitié de ces dernières, par rapport à 10 % des bamakoises, invoquent une promesse de mariage (Gueye et al., 2001 : 2). La naïveté des villageoises face aux arguments des hommes peut en partie expliquer ces pourcentages, qui néanmoins montrent à quel point les expériences et les stratégies conjugales des jeunes filles de Siby sont guidées par la recherche d’un futur époux. C’est aussi pour répondre à cette pression qu’elles entretiennent des pistes parallèles, toutes susceptibles de conduire à un mariage, tout en privilégiant celle de l’union avec leur attitré. Mais ce multi-partenariat, extrêmement fréquent250, ne semble pas former le terreau d’espaces d’autonomie, si ce n’est dans le domaine du travai

36Les filles de la capitale, confrontées de façon similaire à l’allongement de la période pré-maritale et à un accès de plus en plus compliqué au mariage, paraissent quant à elles adopter des pratiques qui se déploient sur des espaces d’autonomie différenciésl.e..ere.fférenciés.

détail de leurs relations amoureuses, elles sont bien conscientes du fait qu’une d’entre elles peut avoir des chances d’aboutir à une union sérieuse et souhaitent bien évidemment le meilleur des mariages à leurs filles. De plus, elles peuvent occasionnellement bénéficier des ressources extérieures que procurent ces sorties, qui de toute façon déchargent la famille en satisfaisant aux besoins des jeunes filles.

51On peut aussi penser que les attitudes des jeunes filles, mêmes si elles sont jugées déplaisantes, sont en même temps envisagées par les aînés comme passagères et donc peu signifiantes. Il y a bientôt quarante ans, l’étude de Danielle Bazin-Tardieu interrogeait la perception des nouvelles libertés acquises par les femmes et les jeunes filles à Bamako. Tandis que les nouvelles libertés des femmes provoquaient des réactions contrastées et parfois véhémentes selon les interlocuteurs (ouvriers, étudiants, femmes), les nouvelles options de vie offertes aux jeunes filles rencontraient dans l’opinion une appréciation beaucoup plus homogène, mais surtout globalement positive (Bazin-Tardieu, 1975, 217). Il est douteux qu’il n’en soit plus de même aujourd’hui ; or ces jugements reposent sur la même dichotomie, entre la vie avant le mariage et la vie d’épouse, que celle qu’expriment les jeunes filles de Siby. Cette vision dualiste se traduit d’ailleurs d’une façon éclatante dans le vêtement au moment du mariage, puisque les jeunes mariées troquent l’intégralité du contenu de leur armoire de jeune fille contre des habits appropriés à leur nouveau statut d’épouse. Ainsi, l’indulgence de la société peut sans doute être mise sur le compte de cette conception d’une division tranchée en deux périodes de vie indépendantes l’une de l’autre.

Conclusion

52Pourtant, dans la « guerre des sexes » qui se joue à Bamako, et que les adultes pratiquent autant que les jeunes, dans un contexte nouveau de difficulté économique et de réaction religieuse, les jeunes femmes, à qui s’impose un retard dans l’accès au mariage, découvrent et aiguisent différentes armes, à commencer par leur corps. Vont-elles subitement déposer les armes en entrant dans le mariage ? Vont-elles couper court et renoncer aux espaces d’autonomie qu’elles ont progressivement conquis et aménagés ? Les normes générées au sein de ces espaces n’affecteront-elles pas leur future relation ? Les formes de consensus qui prévalent au Mali laissent penser que les femmes, et les hommes avec elles, parviendront sans doute à composer entre ces normes officieuses qui ont gouverné leur rapport durant les longues années de leur période pré-maritale, et les normes de genre classiques d’une société qui octroie si peu d’autonomie aux femmes.

53Portant sur différentes capitales africaines plus modernes que Bamako, les travaux de Philippe Antoine sur les nouveaux statuts des femmes en Afrique montrent en quoi le milieu urbain permettant le réaménagement de statuts traditionnels que l’émergence de nouveaux statuts féminins, qui, pour lui, s’organisent autour de trois éléments : l’affirmation de l’individu, l’élargissement du cadre de vie, et l’érotisation plus manifeste des relations sexuelles (Antoine, 1988 : 9). Si les deux dernières conditions s’appliquent aisément au cas de la capitale malienne, l’affirmation de l’individu y pose vraiment question. Bamako semble conforme aux cas analysés dans l’Afrique des individus, ce livre passionnant qui conclut à l’impossibilité d’assumer une position pleinement individualiste dans l’Afrique contemporaine. En effet, comme l’explique Alain Marie, jusqu’à ce jour en Afrique, l’affirmation de l’individu n’est « recevable que sous la forme d’une individualisation ambivalente et tronquée, plus proche de l’individuation intra-communautaire que d’une véritable individualisation, puisqu’elle n’est concevable que selon une condition : qu’elle soit mise au service des autres » (Marie, 1997 : 107 ; nous soulignons).

54Si l’individualisme est impensable et donc irréalisable, l’autonomie relève bien, quant à elle, du possible car elle est forcément conçue dans la solidarité. Pour reprendre encore les termes d’Alain Marie, elle « n’est pas une rupture de la solidarité, mais sa recomposition et sa fondation sur les bases d’une intersubjectivité négociée ». Entendue comme l’autoproduction par les individus de leurs propres normes et principes d’actions, elle est mise en œuvre dans un contexte d’interactions où se dessine l’option d’un possible, d’une autre façon de vivre en société.

55Autonomie : le terme nous a semblé adéquat pour qualifier les pratiques que déploient les nouveaux cadets sociaux dans le Mali contemporain. Les jeunes filles, au bas de l’échelle des rapports de domination, affichent des pratiques en contradiction totale avec les normes du genre en vigueur dans la société malienne. Ce faisant, elles ouvrent et investissent des espaces d’autonomie variables, plus restreints au village que dans la capitale, où s’élaborent de nouvelles normes dont les effets encore peu visibles pourraient infléchir les horizons féminins, les actuelles positions de subordination des femmes, et donc les relations de genre dans la famille, puis dans la société.

BIBLIOGRAPHIE


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *